À l’heure des Steamers

TEXTE DE BAPTISTE BRIAND

Mythique trait d’union entre deux mondes pour les pharaons, axe de commerce vital au cours de l’Égypte antique, le Nil est aussi le long fleuve tranquille des premières croisières. Au début du XIXe siècle, après la déroute napoléonienne, Méhémet Ali (1769-1849), pacha nouveau maître du Nil, confie aux ingénieurs français la restructuration de la marine et des ports. Des artisans français viennent alors enseigner aux Égyptiens les techniques de voilerie et de charpente. En 1840, ils sont plus de cinq mille à travailler sur les chantiers navals d’Alexandrie et de Boulaq, au nord du Caire, où sont construites les premières canges à vapeur. Au même moment, l’Égypte passe commande de quelques steamers à l’Angleterre pour assurer un service de courrier régulier : le premier embryon de flotte fluviale à vapeur. 

©Thomas Cook Archives

En 1869, la navigation sur le Nil fait un bond grâce au Français Ferdinand de Lesseps et à l’ouverture du Canal de Suez (l’ingénieur a dirigé la construction de l’ouvrage dès 1859). Une aubaine économique pour les marines européennes, comme pour l’Égypte. Soldats et fonctionnaires en route vers les Indes et l’Extrême-Orient font désormais escale à Port-Saïd. L’aristocratie occidentale, en quête de dépaysement luxueux, trouve quant à elle sur les rives du Nil une destination hivernale idéale. Dix ans plus tôt, Thomas Cook, un homme d’affaires anglais, épaulé de son fils John Mason, a l’idée en or de proposer à ses concitoyens des voyages guidés à travers l’Europe, combinant le train et le bateau à vapeur. Et c’est en 1860 que l’entreprise Thomas Cook & Son propose son premier « Nile Tour » sur un navire loué au khédive (vice-roi) Ismaïl. L’opération est un succès. D’abord concurrencé par son compatriote David Robinson, qui bénéficie d’une concession sur les services fluviaux, Cook obtient la même considération du khédive pour les voyages touristiques au sud d’Assouan.

Thomas Cook, roi du fleuve et des croisières Belle Époque 

Deux événements vont contribuer aux affaires de la famille Cook. En 1876, l’Égypte est en faillite et passe sous protectorat, essentiellement franco-britannique. L’Angleterre s’assure alors le contrôle du canal de Suez et assoit sa domination sur le pays. Pour les touristes occidentaux, la destination devient l’Orient le plus proche et le plus sûr. À ce contexte favorable s’ajoute la décision prise dès 1880 par le vice-roi d’accorder à Thomas Cook & Son la concession de toute la navigation sur le fleuve. Quatre ans plus tard, la flotte est réquisitionnée pour mener la campagne militaire du Soudan. Les steamers reviennent sérieusement endommagés. Cook saisit l’opportunité de construire sa propre flotte. En 1885 débute en Écosse la fabrication d’un nouvel escadron de vapeurs qui seront acheminés en pièces détachées jusqu’au Caire avant d’y être assemblés. Prince Abbas, Prince Mohammed Ali, Tewfik, puis les deux Rameses sont des vapeurs première classe qui transportent jusqu’à 80 personnes. Leurs dimensions sont confortables pour les passagers, mais la navigation au niveau des cataractes d’Assouan est impossible. Le 10 décembre 1902, ce dernier verrou cède grâce à l’inauguration de l’ancien barrage d’Assouan et de ses écluses. 

Thomas Cook a réalisé son rêve : en deux décennies, il a rendu la navigation sur le Nil accessible à un plus grand nombre de voyageurs. En pratiquant des prix modérés, il ouvre le fleuve, bientôt surnommé le « canal de Cook », à la bourgeoisie britannique. Jusqu’alors, ce voyage était réservé à une élite – celle des clubs privés du Caire qui navigue sur des dahabiehs privatisées. Cette population de diplomates, d’officiers et d’intellectuels ne voit d’ailleurs pas d’un très bon œil le développement du tourisme de masse. « Le temple d’Osiris est envahi d’une foule parlant fort, en anglais. Il me semble entendre le bruit des verres et des couverts », note l’écrivain français Pierre Loti, en 1910. Pourtant, les critiques n’empêchent pas l’empire Cook de s’étendre. Une nouvelle série de première classe voit le jour : l’Egypt en 1907, l’Arabia en 1911 et le Sudan en 1921… Équipée de moteurs à triple expansion, cette nouvelle flottille, plus rapide, va progressivement remplacer les Rameses. La durée de l’aller-retour entre Le Caire et Assouan est réduite à vingt jours, contre cinquante en dahabieh.  

Naissance et renaissance du Sudan 

À bord de cette dernière génération de navires, la clientèle est choyée telle Cléopâtre. Après une visite des sites archéologiques à dos d’âne, les ladies retrouvent les salons du Sudan pour une partie de cartes. À la proue, une salle ouverte sur le Nil est destinée à l’aquarelle. De leur côté, les gentlemen explorateurs se retrouvent au fumoir où sont servis vieux whiskies et portos. Le pont supérieur est composé de petites suites équipées de salles de bains. Le pont inférieur, de cabines reliées par des coursives ombragées. Malgré la parenthèse tragique de la Grande Guerre et la fin du protectorat britannique (1922), les vapeurs connaissent leur âge d’or pendant près de vingt ans, mais la Seconde Guerre mondiale sonne le glas du tourisme oriental. L’ensemble de la flotte est mis à quai et sombre peu à peu. De roi du Nil, le Sudan passe au rang d’épave oubliée. À l’aube du XXIe siècle, le navire rouillé est réhabilité par un armateur égyptien, avant d’être repris par Voyageurs du Monde qui met en œuvre une rénovation totale. Sauvé des eaux, seul rescapé de la flottille Cook, le Steam Ship Sudan prolonge l’histoire des steamers du Nil.

Photographie

© Boby © Thomas Cook Archives © Mathieu Richer Mamousse

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