Sudan ex machina

Mis à l’eau en 1921 au Caire, le Steam Ship Sudan est l’un des premiers navires à vapeur à avoir croisé sur le Nil. Un siècle plus tard, il continue de naviguer, notamment grâce à d’importantes transformations technologiques. Plongée en salle des machines.

Sa respiration est profonde et régulière. Malgré l’appel du muezzin qui perce la nuit, le souffle reste impassible. Question d’habitude sans doute. Bientôt un siècle que le Steam Ship Sudan parcourt le Nil. Lentement, la berge d’Assouan s’éloigne dans la douceur jaune des lampadaires. Le rythme s’accélère légèrement, accompagné de quelques craquements articulaires, puis soudain tout devient fluide. Un Nil d’huile, noir et mystérieux, glisse le long de sa peau métallique. Ses roues à aubes y plongent leurs grandes pales articulées donnant le rythme de croisière, neuf/dix kilomètres par heure. Pas une vibration dans ses paliers de bronze.

Une santé de fer

Le Steam Ship Sudan est un centenaire au corps de jeune homme. Il suffit pour s’en persuader de le regarder étirer ses énormes bielles. Un spectacle livré à ciel ouvert, au cœur du pont principal. On observe leur révolution, entraînée par la triple expansion des pistons. Cette belle mécanique, assemblée au Caire en 1920, comme l’ensemble du bateau exporté depuis l’Écosse, tourne aujourd’hui presque en silence. Il faut dire qu’elle est amoureusement soignée. Un mécanicien aux gestes millimétrés arrose les bielles d’une burette d’huile dorée. Dans un geste qui rappelle le service oriental du thé, il verse le précieux liquide sur les rouages, avec une précision d’automate. Le ballet est parfaitement réglé. Bientôt trente ans que l’homme et la machine se connaissent. Khalifa Ahmed, le mécanicien en chef, nous ouvre enfin la porte des entrailles brûlantes. Dès l’entrée, un œil incandescent fixe le visiteur. C’est là, autour de cette chaudière, que la magie opère. L’eau du Nil est aspirée, chauffée, évaporée puis condensée avant de reprendre le cycle. La puissance assourdissante force l’humilité, chaque mouvement est mesuré. Attention où se pose le pied, une soupape expire un trop-plein de vapeur ; attention où s’agrippe la main, l’arbre de transmission tourne à plein régime. Un régime sous haute surveillance : huit mécaniciens, un électricien et un plombier veillent en permanence à la santé du centenaire. Au tableau de contrôle, un manomètre d’origine donne le pouls de la bête. Il est régulier, rien à signaler.

Nouveau siècle, nouvelle vie

La chaudière est transformée et un propulseur azimutal, Aquamaster Rolls Royce, est posé. Celui-ci vient renforcer le moteur existant, en assistant progressivement le gouvernail, ce qui facilite ainsi les manœuvres d’accostage. Le bateau est désormais piloté d’une main de maître par le raïs (capitaine) à l’aide d’un simple joystick. Dernière amélioration en date, l’installation de panneaux solaires sur le sundeck a permis de réduire de moitié les émissions de CO2 du bateau. Des efforts qui s’inscrivent dans une politique de bord globale axée sur le développement durable (climatisation contrôlée, éclairage basse consommation, recyclage de l’eau, détergents biologiques…) . Une nouvelle salve de travaux est prévue en 2024, avec l’objectif de rendre ce navire centenaire toujours plus performant et plus écologique. Une histoire de machineries rondement bien menée.Le Steam Ship Sudan s’est offert un cœur neuf, une première fois en 1991. Après un demi-siècle d’inactivité, le dernier rescapé de la Thomas Cook & Son, compagnie anglaise à l’origine des premières croisières sur le Nil, est remis en exploitation par un armateur égyptien. La machinerie à vapeur abandonne alors le charbon pour le gasoil. En 2007, le navire est mis en cale sèche pour subir une première grande série de rénovation. À la tête de cette remise à flot, un professeur à la retraite, Odilo Rial, guidé à la fois par son bagage d’ingénieur mécanique et sa passion illimitée pour le navire. Il est épaulé par deux lieutenants, Adel Shokry, ingénieur égyptien, et Fabien Cazenave, actuel directeur général adjoint chez Voyageurs du Monde, qui désormais a repris le flambeau de la modernisation du bateau. Ensemble, les trois hommes et leur équipe de techniciens propulsent le Steam Ship Sudan dans le XXIe siècle.

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