La naissance du tourisme

TEXTE DE TOM HOLLAND

Il n’y a rien de surprenant à ce que le tourisme ait débuté en Égypte. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, lorsque fut rédigé le premier guide touristique sur l’Égypte, la civilisation des pharaons avait déjà plus de deux millénaires et demi. À cette époque, de nombreux monuments, tous plus surprenants les uns que les autres, tels que les pyramides, les temples et les obélisques, avaient déjà été construits. Nul autre pays au monde ne pouvait se vanter d’une telle concentration de merveilles sur son territoire. « Une raison suffisante pour s’attacher à décrire en détail ce pays », selon les dires d’un célèbre visiteur. 

Ce visiteur était un Grec, connu sous le nom d’Hérodote. Surnommé « le père de l’Histoire » par Cicéron, le récit qu’il fit de l’Égypte reste à ce jour la principale source d’information des nombreux guides qui ont été écrits sur le pays depuis. Ce ne fut pas, bien sûr, le premier étranger attiré par le pays du Nil. L’Égypte étant fabuleusement riche, son or faisait rêver beaucoup de visiteurs. La plus ancienne représentation d’un roi égyptien jamais identifiée – trouvée sur une tombe datant d’environ 3 800 avant Jésus-Christ – montre un personnage brandissant une massue avec laquelle il menace trois prisonniers attachés. Ainsi, siècle après siècle, millénaire après millénaire, le pharaon avait le devoir permanent de protéger les frontières de son royaume contre de tels barbares. De même, comme en témoigne la Bible, les étrangers ont continué à affluer dans le pays. Où, ailleurs qu’en Égypte en temps de famine, les mendiants comme les enfants d’Israël pouvaient-ils aller ? 

©Library of Congress

La fascination pour l’Égypte : une vieille histoire  

Hérodote, quant à lui, était un visiteur différent. Il ne venait pas en Égypte pour s’enrichir ou chercher du blé, mais pour admirer les merveilles et tout ce qui faisait la particularité de ce pays. Son itinéraire était proche de celui des touristes d’aujourd’hui : il visitait les pyramides de Gizeh, se perdait dans les temples et les complexes funéraires labyrinthiques, contemplait le Nil. Mais il ne s’est pas seulement intéressé aux monuments antiques et aux beautés naturelles du pays. Il était fasciné par les Égyptiens eux-mêmes. « Dans presque toutes leurs coutumes et leurs pratiques, rapporte-t-il, ils font exactement le contraire du reste de l’humanité. » Ainsi, les femmes allaient au marché et les hommes restaient à la maison. Les crocodiles portaient des boucles d’oreilles. Les morts étaient momifiés. Hérodote, désireux de parler à tout le monde, ébloui par tout, juste assez crédule pour ne jamais être ennuyeux, reste à ce jour un formidable guide touristique. 

Les Grecs ont toujours été fascinés par l’Égypte. Mais paradoxalement, pour la plupart de ceux qui s’y rendaient, l’admiration face à l’ampleur des monuments se teintait d’une pointe de dédain. Quand certains s’extasiaient sur cette patrie de la sagesse, d’autres ne trouvaient qu’à graver leurs noms sur la jambe d’une statue colossale de pharaon. Dans le langage aussi : une « pyramide » signifie un petit pain pointu, un « obélisque » désigne une broche à rôtir, le nom « crocodile » était, quant à lui, celui initialement donné par les Grecs aux lézards. Cette ambivalence se retrouve dans l’adage grec : « Tel un temple égyptien ». Comprenez : impressionnant de l’extérieur, et foutraque à l’intérieur, où vous pouvez trouver un prêtre chantant des cantiques à un chat errant.  

Il n’est donc pas étonnant qu’en 331 avant Jésus-Christ, lorsqu’Alexandre le Grand conquiert l’Égypte et fonde une nouvelle capitale, il implante sa ville sur la côte. Suspendue entre la mer et le désert, Alexandrie fait se côtoyer les statues d’Apollon et d’Athéna et celles de divinités à têtes d’animaux dans les rues. C’est une ville de superlatifs célébrée à travers la Méditerranée pour sa bibliothèque et son phare, ses palais spectaculaires et ses machines à sous. Même les Romains – qui méprisaient généralement tout ce qui n’était pas Rome – aspirent à la visiter. « Oui, avoua le grand orateur Cicéron, je rêve depuis fort longtemps de voir Alexandrie. » 

La croisière de luxe de César et Cléopâtre 

Lorsque l’Égypte fut absorbée par l’Empire romain, en 30 avant Jésus-Christ, une fascination pour tout ce qui était égyptien s’empara de Rome. Le tourisme, cependant, était sévèrement restreint. L’Égypte, riche et fertile, était le fief privé et totalement exclusif des empereurs romains et de leurs proches. Il était interdit aux sénateurs d’y mettre les pieds. Le risque que l’un d’eux s’en serve comme base d’une insurrection était considéré comme trop grand. Arrivé en conquérant à Alexandrie en 48 avant Jésus-Christ, Jules César fut le premier à lancer la tendance. Le général romain et la reine égyptienne Cléopâtre, dont il était épris, naviguèrent ensemble sur le Nil lors d’une croisière de luxe. Selon un biographe, « si son armée n’avait pas refusé de le suivre, il aurait fait tout le chemin avec elle jusqu’en Éthiopie ». Dans le sillage de César, nombre d’empereurs firent un voyage similaire sur le Nil. Leur objectif principal était Louxor et la statue monumentale d’un homme assis. C’était, de l’avis de l’époque, la plus grande attraction touristique de toute l’Égypte. Bien qu’en réalité la statue représente Amenhotep III, le grand-père de Toutânkhamon, les visiteurs romains croyaient qu’elle montrait un ancien héros nommé Memnon, un Éthiopien qui avait combattu pendant la guerre de Troie et qui était le fils de l’Aube.  

Ils tenaient pour preuve de cette identification un phénomène miraculeux : par moments, au début du printemps et au lever du soleil, le socle de la statue du colosse se mettait à chanter, ou plutôt à bourdonner. Le son, selon un écrivain voyageur, ressemblait à la vibration d’une corde de lyre. La poétesse Julia Balbilla, qui en 130 après Jésus-Christ avait accompagné l’empereur Hadrien à Louxor, aurait entendu Memnon chanter : « La voix de Memnon résonne comme du bronze frappé, haut perchée. » Quatre de ses poèmes furent gravés sur le côté de la statue. Sculptées avec beaucoup d’habileté et de précision, ces inscriptions ont perduré dans le temps. 

©Library of Congress

Et les pèlerins remplacèrent les touristes… 

Toutefois, à la fin du IIe siècle, le chant de Memnon faiblit avant de se taire à jamais. Cette disparition fut suivie de beaucoup d’autres. L’Égypte du temps d’Hadrien témoignait de diverses continuités – de culte, de culture et de langue – remontant à plus de trois mille ans. Mais l’avènement du christianisme, puis de l’islam tira un trait sur ce chapitre fabuleusement long. Les temples furent abandonnés au sable ; les coutumes, qui avaient tant intrigué Hérodote, abandonnées ; la signification des hiéroglyphes oubliée. Les touristes, qui avaient visité les monuments pharaoniques, furent remplacés par une nouvelle catégorie de voyageurs : les pèlerins.  

Autrefois véritable puissance intellectuelle du paganisme, Alexandrie, fraîchement reconsacrée, devint « la ville la plus glorieuse et la plus adoratrice du Christ des Alexandrins ». Les moines se rendirent dans le désert pour y mener une vie ascétique, ce qui attira irrésistiblement les dévots. Un monastère fut implanté au pied du mont Sinaï. Puis, avec la conquête de l’Égypte par les Arabes en 642, le pays écrit de nouvelles pages de son histoire. De nouvelles destinations, de nouveaux repères, de nouveaux objets de pèlerinage voient le jour. En l’an mille, l’Égypte devint une véritable puissance de la civilisation islamique abritant de superbes mosquées, une calligraphie exquise et une toute nouvelle capitale, Le Caire, aussi éblouissante que puissante. La grande université Al-Azhar, fondée en 972, reste d’ailleurs à ce jour la plus célèbre et la plus influente de tout le monde islamique. Pendant ce temps, se dressant en marge de l’imaginaire des chrétiens et des musulmans, l’ombre de l’Égypte ancienne a perduré. La figure du pharaon a servi d’archétype de l’idolâtrie, à la fois dans la Bible et le Coran. Les monuments à sa gloire avaient ainsi tendance à être considérés par les fidèles au mieux avec désintérêt, au pire avec crainte. Néanmoins, les visiteurs du Caire ne pouvaient s’empêcher d’être sensibles aux pyramides et de nombreux pèlerins arpentaient la ville pour s’en émerveiller.  

Les chrétiens les avaient pendant longtemps identifiées comme des greniers à blé construits par Joseph ; mais au XVIe siècle, alors que la fascination des érudits de la Renaissance pour l’Antiquité devenait de plus en plus forte, les Italiens commencèrent à visiter l’Égypte, non pas en tant que pèlerins, mais en tant que touristes. En 1589, un Vénitien voyagea jusqu’à Louxor, avec « pour seule raison de voir de superbes bâtiments, églises, statues colossales, obélisques et colonnes réunis », comme il l’expliqua. 

©Thomas Cook Archives

Un nombre croissant d’Européens lui emboîtèrent le pas au cours des siècles suivants. L’expédition la plus célèbre, et de loin la plus influente, fut celle de Napoléon en 1798. « Soldats, songez que, du haut de ces pyramides, quarante siècles d’histoire vous contemplent ! » déclara-t-il avant la bataille des Pyramides, la grande victoire qui a valu à la France le contrôle temporaire de l’Égypte. Mais Napoléon le conquérant était également là en visiteur. Dans ses affaires, un exemplaire du récit d’Hérodote, et à sa suite toute une armée de savants. En voyageant à travers l’Égypte, ces érudits compilèrent la première grande étude moderne des antiquités du pays. L’impact à travers l’Europe fut phénoménal. Et, en 1828, lorsque le linguiste français Jean-François Champollion débarqua à Alexandrie, il le fit en tant qu’homme qui, au cours de la décennie précédente, avait déchiffré les hiéroglyphes. Remontant le Nil jusqu’à Louxor, il fut le premier touriste depuis l’époque romaine à pouvoir lire les monuments antiques. 

Bateaux à vapeur, armées de traducteurs et de guides… : une nouvelle façon de voyager 

Les savants ne furent pas les seuls à être pris d’égyptomanie. En 1869, lors de l’inauguration du canal de Suez, Thomas Cook, un entrepreneur anglais, pionnier du tourisme, qui fut parmi les premiers à proposer des séjours en groupe pour les classes moyennes, était présent. Soutenu par un gouvernement égyptien impécunieux totalement dépendant de la Grande-Bretagne, il créa toute une infrastructure, loua des bateaux à vapeur pour monter et descendre le Nil, employa des armées de traducteurs et de guides… En 1884, à la demande du gouvernement britannique, l’agence de Thomas Cook organisa le transport du corps expéditionnaire d’Alexandrie au Soudan, dans le vain espoir de sauver le général Gordon, à Khartoum. Au tournant du XXe siècle, l’industrie du tourisme était telle que l’Égypte s’était solidement établie comme la destination hivernale préférée des riches Occidentaux. Les voyageurs retrouvaient alors, à bord d’un bateau à vapeur ou dans un hôtel de luxe, tout le confort familier de leur maison. Ils pouvaient également s’adonner à de nouveaux passe-temps. Lorsque Lord Carnarvon, à qui ses médecins avaient conseillé d’hiverner en Égypte après un grave accident de voiture, arriva sur les bords du Nil, il ne tarda pas à se passionner pour l’archéologie. En 1922, la découverte par Howard Carter, dont il était le mécène, de la tombe de Toutânkhamon déclencha une nouvelle crise d’égyptomanie, qui ne s’est jamais estompée depuis. Cent ans plus tard, la fascination qu’exerce l’Égypte est toujours intacte. Elle reste l’une des destinations touristiques préférées au niveau mondial. Aussi éprouvante que fut pour tous la crise du Covid-19, le gouvernement égyptien n’a pas chômé : un nouveau musée spectaculaire, le Grand Musée égyptien (GME), renfermant en son sein les trésors funéraires de Toutânkhamon, les momies royales et un large éventail d’objets archéologiques détenus par tous les musées du monde, s’ouvre à Gizeh. Aujourd’hui, comme elle l’a toujours fait, l’Égypte témoigne de la véracité du jugement d’Hérodote : « C’est un pays qui se vante d’un nombre démesuré de merveilles et possède plus de monuments indescriptibles que tout autre. »

Photographie

© IFAO © Thomas Cook Archives

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